RIMBAUD AUX SIENS

Harar, le 15 février 1881.

Chers amis,

J’ai reçu votre lettre du 8 décembre, et je crois même vous avoir écrit une fois depuis. J’en ai, d’ailleurs, perdu la mémoire en campagne.

Je vous rappelle que je vous ai fait envoyer 300 francs : 1° d’Aden ; 2° de Harar à la date du 10 décembre environ ; 3° de Harar à la date du 10 janvier environ. Je compte qu’en ce moment vous avez déjà reçu ces trois envois de cent francs et mis en route ce que je vous ai demandé. Je vous remercie dès à présent de l’envoi que vous m’annoncez, mais que je ne recevrai pas avant deux mois d’ici, peut-être.

Envoyez-moi les Constructions métalliques, par Monge, prix : 10 francs.

Je ne compte pas rester longtemps ici ; je saurai bientôt quand je partirai. Je n’ai pas trouvé ce que je présumais ; et je vis d’une façon fort ennuyeuse et sans profits. Dès que j’aurai 1 500 ou 2 000 francs, je partirai, et j’en serai bien aise. Je compte trouver mieux un peu plus loin. Écrivez-moi des nouvelles des travaux de Panama : aussitôt ouverts, j’irai. Je serais même heureux de partir d’ici, dès à présent. J’ai pincé une maladie peu dangereuse par elle-même ; mais ce climat-ci est traître pour toute espèce de maladie. On ne guérit jamais d’une blessure. Une coupure d’un millimètre à un doigt suppure pendant des mois et prend la gangrène très facilement. D’un autre côté, l’administration égyptienne n’a que des médecins et des médicaments insuffisants. Le climat est très humide en été : c’est malsain ; je m’y déplais au possible, c’est beaucoup trop froid pour moi.

En fait de livres, ne m’envoyez plus de ces manuels Roret.

Voici quatre mois que j’ai commandé des effets à Lyon, et je n’aurai encore rien avant deux mois.

Il ne faut pas croire que ce pays-ci soit entièrement sauvage. Nous avons l’armée, artillerie et cavalerie, égyptienne, et leur administration. Le tout est identique à ce qui existe en Europe ; seulement, c’est un tas de chiens et de bandits. Les indigènes sont des Gallas, tous agriculteurs et pasteurs : gens tranquilles, quand on ne les attaque pas. Le pays est excellent, quoique relativement froid et humide ; mais l’agriculture n’y est pas avancée. Le commerce ne comporte principalement que les peaux des bestiaux, qu’on trait pendant leur vie et qu’on écorche ensuite ; puis du café, de l’ivoire, de l’or, des parfums, encens, musc[2], etc. Le mal est que l’on est à 60 lieues de la mer et que les transports coûtent trop.

Je suis heureux de voir que votre petit manège va aussi bien que possible. Je ne vous souhaite pas une réédition de l’hiver 1879-80, dont je me souviens assez pour éviter à jamais l’occasion d’en subir un semblable.

Si vous, trouviez un exemplaire dépareillé du Bottin, Paris et Étranger, (quand ce serait un ancien), pour quelques francs, envoyez-le-moi, en caisse : j’en ai spécialement besoin.

Fourrez-moi aussi une demi-livre de graines de betterave saccharifère dans un coin de l’envoi.

Demandez – si vous avez de l’argent de reste – chez Lacroix le Dictionary of Engineering military and civil, prix 15 francs. Ceci n’est pas fort pressé.

Soyez sûrs que j’aurai soin de mes livres.

Notre matériel de photographie et de préparation d’histoire naturelle n’est pas encore arrivé, et je crois que je serai parti avant qu’il n’arrive. J’ai une foule de choses à demander ; mais il faut que vous m’envoyiez le Bottin d’abord.

À propos, comment n’avez-vous pas retrouvé le dictionnaire arabe ? Il doit être à la maison cependant.

Dites à Frédéric de chercher dans les papiers arabes un cahier intitulé : Plaisanteries, jeux de mots, etc., en arabe ; et il doit y avoir aussi une collection de dialogues, de chansons ou je ne sais quoi, utile à ceux qui apprennent la langue. S’il y a un ouvrage en arabe, envoyez ; mais tout ceci comme emballage seulement, car ça ne vaut pas le port.

Je vais vous faire envoyer une vingtaine de kilos café moka à mon compte, si ça ne coûte pas trop de douane.

Je vous dis : à bientôt ! dans l’espoir d’un temps meilleur et d’un travail moins bête ; car, si vous présupposez que je vis en prince, moi, je suis sûr que je vis d’une façon fort bête et fort embêtante. Ceci part avec une caravane, et ne vous parviendra pas avant fin mars. C’est un des agréments de la situation. C’est même le pire.

À vous,

RIMBAUD.